Entretien avec pierre hassner
0
ralis par Henriette A
-
HA : Revenons ces deux notions diffrentes de cosmopolitisme et
d tre cosmopolite . Il y a l une part importante de lhritage philosophique
kantien, qui implique de se rfrer un cosmos qui ne soit pas un chaos,
cest-dire un ordre du monde qui ne recoupe pas les ordres mondiaux politiques
des relations internationales mais qui se fonde sur un enjeu de civilisation, sur
un ordre qui, au XVIIIe sicle, tait bel et bien europen. Or cette dimension
europenne est dsormais trs diffuse, votre propos se situe une chelle
mondiale. Cette chelle renvoie lide que vous vous faites dune globalisation
qui nest pas exclusivement conomique. Mais un second thme intervient
lintersection du cosmopolitisme kantien et de ces phnomnes de worldlessness
et de statelessness points par Arendt. Car appartenir un ordre cosmopolite
lheure actuelle recoupe-t-il le fait dtre citoyen du monde ? En relisant
rcemment Primo Levi, jai t frappe de ce quil dit des camps. Les camps
ne renvoient pas pour lui un endroit cosmopolite mais un tohu-bohu
assourdissant, la fois marqu par la promiscuit et le dsordre absolu, limpossibilit
de sentendre, quil oppose la tour de Babel. On revient cette opposition du
cosmos et du chaos.
PH : Je dirais quil y a deux oppositions implicites qui se rejoignent sans se
recouper totalement, entre le cosmopolitisme intellectuel ou culturel et le
cosmopolitisme politique. Une notion familire aux Grecs veut que toute cit
soit en quelque sorte dans sa propre caverne, quelle ait ses propres mythes et
que lHomme soit membre de sa cit. Mais le philosophe, lui, est citoyen de
lunivers, il a accs luniversel mme sil y a une tension entre lordre politique
et lordre universel. Socrate accepte de boire la cigu, car le philosophe doit
accepter de jouer le jeu de la cit. Mais lui et ses disciples reprsentent une
sorte de contre-cit, ils sont les citoyens de luniversel tout en ayant les pieds
dans leur propre cit. la confrence dont jai parl prcdemment, le pote
dorigine polonaise, Adam Zagajewski, affirmait dune faon aristocratique les
vertus de lexil qui vous fait participer de plusieurs univers. Or je maintiens
lopposition entre le cosmopolite de vocation aristocratique, qui peut voyager
et correspondre, et le rfugi qui na aucune envie dtre cosmopolite, qui
voudrait rester sur sa terre et qui en est chass soit par la faim, soit par la
guerre civile, soit par la perscution. Il se retrouve cosmopolite malgr lui.
Pour illustrer le propos de ma confrence, javais pris lexemple de laide
mnagre dune de mes amies Berlin, qui tait bosniaque, de Srebrenica. Ses
parents ne voulaient absolument pas bouger, ils ne voulaient mme pas tre
rinstalls Tuzla, parce que leur patrie, ctait Srebrenica et ils espraient
toujours y retourner. Et puis il y avait ses enfants, qui taient arrivs en
Allemagne et avaient appris lallemand, mais ne pouvaient pas y rester. Le seul
endroit o ils pouvaient aller, ctait lAustralie. Elle partait donc pour
lAustralie avec ses fils, bien contente davoir un endroit o lon voulait bien
laccueillir. Ce qui me frappe toujours, cest limage du rfugi en orbite,
lorsquon est de plus en plus conduit et de moins en moins accueilli. Ce que
je voulais souligner cest cette opposition entre un cosmopolitisme positif des
citoyens du monde, et un cosmopolitisme forc, ngatif, celui de lexil, du
rfugi, de lexpuls qui essaye partout de jeter des racines, ou qui, au contraire,
reste en diaspora.
La grande question est la suivante : le cosmopolitisme est-il fait pour des lites
aristocratiques, tandis que la plupart des gens restent dans un ordre politique
li par dfinition un enracinement, une diffrence entre nous et les autres ?
Et puis, les cosmopolites sinspirent-ils de lide positive dun ordre politique ou
intellectuel ? Ou bien le cosmopolitisme moderne nest-il quun cosmopolitisme
par dfaut, produit par les clatements nationaux ?
Il reste une dernire question et laquelle je suis incapable, en ltat, de
rpondre. La situation de dracinement, de flottement peut-elle amener quelque
chose de positif, peut-on en tirer une thique ? Existe-t-il des rapports entre les
gens dracins, qui ne sexpriment pas sur le mode traditionnel de lopposition
entre les membres de la communaut et les autres les barbares et les ennemis
et qui ne renvoient pas non plus lappartenance un royaume alternatif,
comme le dit de faon trs belle Machiavel, lorsque, aprs avoir pass la journe
avec les paysans crotts, il rentre dans son cabinet, se pare de ses plus beaux
atours pour tre enfin dans son vrai pays, o il discute avec les grands penseurs
de lAntiquit et rejoint la rpublique des lettres ? Est-ce que, par del le
dnuement ou le flottement du cosmopolitisme, on peut tirer quand mme une
thique de la solidarit, travers cette ide de solitaire-solidaire que lon
retrouve chez Camus, dans LHomme rvolt par exemple ? Le cosmopolitisme
aujourdhui est-il simplement ngatif ? Chez Arendt, statelessness peut
tre illustr de faon bana (...truncated)